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A chaque seconde qui tombe

Publié le par Philippe Latger

La violence de la nuit, ce n'est pas celle d'être vivant, c'est celle d'exister.
Aux volutes dans la lampe qui éclaire tête basse le noyer du bureau,
au silence du dehors et sa troublante immobilité, je veille, comme un fou,
à chaque seconde qui tombe, à en tordre le réel comme l'ordre des choses,
à sortir des écrans, des cadrans, et de tout ce qui enferme,
je suis seul dans la vie, et ne suis pas vivant. J'existe.
Ce sont des retrouvailles.
La concentration désinvolte d'un père qui peint au creux de l'automne,
aux balais d'un batteur de jazz contre une tramontane furieuse,
dans la chaleur du foyer qui vous tient à l'abri des éléments et des monstres
que l'on imagine partout dans les ombres effrayantes venues de l'extérieur.
La télévision qui diffusait dans la cage d'escalier les dialogues en anglais de films américains,
ponctués de violons angoissés aux rebondissements de polars magnifiques,
qui montaient jusqu'à moi et m'enveloppaient comme une berceuse ou l'histoire du coucher.
Humphrey Bogart et Lauren Bacall s'embrassant juste derrière la porte de ma chambre.
Je suis enfant et je veille. Je suis monté au lit très tard. J'ai vu le film en entier.
Et celui du Ciné-club m'accompagne désormais au plaisir délicieux que j'éprouve déjà
à lutter, de toutes mes forces, contre le sommeil, cette petite mort, 
dans laquelle je n'ai pas envie de sombrer, je ne veux pas lâcher prise,
je veux veiller, à chaque seconde qui tombe, aux roulements de timbales hollywoodiens,
d'un film sans images, d'un film dont je peux imaginer les images,
aux seules intentions de la musique, qui règne en maître sur mes sens, la noirceur,
puisque je suis devenu aveugle au moment où ma mère a éteint la lumière.
Aveugle mais conscient. Eveillé. Emerveillé. Par ce que je découvre par moi-même.
Au fond de mon lit. Le drap relevé jusque sur le menton. Les yeux grand ouverts.
Ce sont des retrouvailles. Avec toutes mes nuits blanches. Ma deuxième vie.
Lorsqu'à ma quarantaine, j'ai gardé les sensations fébriles de l'enfant bouleversé.
Je ne lutte pas contre la nuit. Je lutte contre le temps.
La nuit, je l'embrasse. Amoureusement. Je lui roule des pelles. Je veux la retenir.
Même si j'accueille les lueurs de l'aube, comme terre à l'horizon,
avec le soulagement d'un jour nouveau et la permission de dormir.
Le repos du guerrier. D'après la traversée. De ma vie parallèle.
Celle sur laquelle vous ne pouvez plus rien. Je vous échappe. Vous dormez.
Pendant que je veille. Sur la ville. A chaque seconde qui tombe.
Le cendrier déborde. Et ça sent le café. Qui me tient pour tenir.
J'avance. Pas à pas. Minute après minute. Qui ne sont que victoires.
Je ne lutte pas contre la mort. Je lutte contre le temps.
Je suis seul dans la vie, et ne suis pas vivant.
Je suis.

Philippe Latger

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