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Trop de questions pour une chanson

Publié le par Philippe Latger

C'était une chanson, puisque j'étais là pour en écrire, puisque c'est ce que l'on me demandait.
Et je n'avais pas l'intention de faire autre chose que ce que je savais faire.
Moi qui détestais l'idée de résidences, j'avais accepté de passer quelques jours à la campagne,
chez cet excellent mélodiste qui avait écrit un succès pour une chanteuse connue,
et qui me faisait l'amitié de me recevoir comme un membre de sa famille,
dans sa maison douillette, pour que nous fassions des chansons ensemble.
Ce même compositeur avait mis quelques uns de mes textes en musique,
mais ici, l'exercice était différent, il s'agissait soit de mettre des textes sur ses mélodies,
soit, le plus difficile finalement, d'écrire paroles et musiques pratiquement simultanément.
Un matin, j'étais descendu avec un texte, mais, je ne suis pas sûr de ma mémoire,
peut-être n'était-ce pas arrivé à ce moment-là, toujours est-il que j'avais écrit un texte
sur ce thème qui me paraît intéressant, qui l'est de toute façon, pour une chanson ou non,
qui est cette surprise d'être soi-même et pas quelqu'un d'autre.
Le musicien l'avait balayé en prétextant que c'était le questionnement d'un enfant de cinq ans.
Oui, en fait, je pense que je n'avais pas produit ces paroles chez lui mais dans un autre contexte.
Peu importe, sa réaction m'avait étonné. Je ne l'avais pas spécialement mal pris.
Il n'y avait pas de blessures d'orgueil pour un texte auquel je ne tenais pas plus que ça.
C'est vraiment son jugement sur le sujet qui m'a laissé perplexe, non celui sur mon texte.
Peut-être avait-il raison... Après tout, je continue à m'émerveiller de l'attraction terrestre.
Je continue à trouver extraordinaire que nous soyons lestés au sol et que les objets tombent.
Comme ces enfants qui en font l'expérience avec leur doudou depuis leur poussette.
Je peux aussi bien continuer à avoir les interrogations d'un mioche de cinq ans à quarante.
Je n'en prends pas ombrage lorsque c'est au contraire une satisfaction pour moi,
d'avoir su garder un fond sincère de candeur pour le truc hallucinant que nous vivons ici-bas.
Ce n'est pas le travail d'un Picasso qui essaie d'oublier sa technique pour retrouver le trait
du dessin d'enfants, mais simplement un ravissement béat et authentique pour ce monde.
Des choses auxquelles je ne m'habitue pas. Et ce sentiment en fait partie. Même après 40 ans.
Cela m'est venu encore il y a quelques jours, dans ma salle de bains, un peu comme revient
de temps à autres, la sensation confuse d'avoir déjà vécu une situation une fraction de seconde.
Ici c'était cette même stupéfaction, cette surprise d'être dans ce corps qui se trouve être le mien,
d'être dans ce contexte social qui est le mien, d'être dans ma vie, dans mon histoire,
et de ne pas être dans ceux de mon compagnon, de mon voisin ou mon meilleur ami.
La chanson n'aura pas vu le jour, mais je l'écris ici pour que ça le soit quelque part,
c'est une surprise d'être soi-même et de ne pas être quelqu'un d'autre.
C'est peut-être idiot. Je trouve pour ma part les enfants de cinq ans intelligents.
Surtout s'ils se posent en effet ce genre de questions. Pourquoi suis-je moi ?
Et ce n'est pas parce qu'il n'y aura pas de réponses que la question n'est pas intéressante.
Et ce n'est pas parce qu'il n'y a pas de réponses qu'il n'y a pas d'effets de surprise.
Il suffit de s'y arrêter. D'en prendre conscience. Nous aurions pu être quelqu'un d'autre
D'autant que cet éblouissement chez moi est plus physique qu'intellectuel.
Comme une réaction épidermique. Organique. Et une forme de réveil en sursaut.
43 ans en moi-même, dans ma propre vie, n'empêchent pas cet ébahissement embarrassé.
Lorsqu'une partie de cette vie s'est effacée ou estompée au fil des ans, sur la durée,
et que je ne suis plus très sûr de me souvenir de l'enfant ou du jeune homme que j'ai été.
Ai-je vraiment eu les parents que j'ai eus, ai-je eu la mère que je prétends avoir eue ?
Ai-je vraiment vécu l'histoire que je me raconte à moi-même ?
Autant de questions aussi stupides que " qui suis-je ? " je suppose.
Mais s'y arrêter, même deux secondes dans une salle de bains, fait un drôle d'effet.
Un vertige qui ne me déplaît pas. Qui défie le réel avec un certain aplomb.
Qui fait l'aveu que nous ne savons rien de ce qui nous arrive.
Ou pas plus en somme que lorsque nous avions cinq ans. Il faut croire.
Je ne suis pas mon compagnon, je ne suis pas mon meilleur ami. Et cela me trouble encore.
Autant que les mystères de l'univers. Autant que le concept d'infini. Autant que la mort.
Pourquoi ne sommes-nous pas d'autres que ceux que nous sommes ?
Pourquoi dans ce corps ? Dans ce pays ? Dans cette époque ?
Trop de questions pour une chanson. Sans doute.

Philippe Latger

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